Cet été, Lisa Vignoli et Emmanuelle Luciani annonçaient le lancement de leur résidence littéraire au Pavillon Southway avec l’envie d’inviter des écrivains à poser un regard exogène sur Marseille. Après avoir accueilli Arthur Larrue, c’est au tour de Nicolas Mathieu d’honorer cette proposition. Pendant trois semaines, l’auteur de Leurs enfants après eux récompensé du Prix Goncourt, d’Aux animaux la guerre et du plus récent Connemara a pu profiter de ce temps de travail propice à la création, Marseille en toile de fond. L’occasion de le retrouver aux côtés de ses hôtes pour une interview croisée au Pavillon Southway.
L’interview croisée de Nicolas Mathieu, Lisa Vignoli et Emmanuelle Luciani
Clara : Nicolas Mathieu est en ce moment en résidence au Pavillon Southway. Il est le deuxième écrivain à honorer votre invitation. Emmanuelle, Lisa, qu’aviez-vous envie de faire naître en créant une résidence littéraire ?
Emmanuelle : Depuis l’ouverture du Pavillon Southway, on fait des résidences majoritairement avec des artistes plasticiens. À Marseille, on a un passé littéraire qui est fort. Quand j’étais petite, en voyant l’hôtel Dieu, je rêvais tout le temps qu’Arthur Rimbaud était mort là. Et je me suis dit : il y a une personne avec qui on peut vraiment converser sur ça, c’est Lisa. Parce qu’on se connait depuis longtemps et qu’elle a vraiment une grande compétence sur ses sujets. Donc, on va faire une résidence d’écriture pour convier des gens dont on respecte le travail à venir poser un regard sur Marseille et à avoir une expérience dans notre ville pour apporter une trace historique. Lisa a tout de suite dit oui, parce qu’elle est enthousiaste. Et je la remercie d’être avec nous dans cette aventure.
Lisa : On avait une même envie depuis longtemps – sans s’en être parlé avec Emmanuelle – de créer un lieu comme la villa Médicis à Marseille. Emmanuelle a commencé avec le Pavillon. Et je pensais que la littérature manquait à cet endroit-là. Ça m’a paru évident de le faire ensemble. Un jour peut-être elle sera ailleurs et suffisamment grande pour recevoir des artistes plasticiens, des écrivains, des photographes et des dramaturges en même temps mais elle sera née au Pavillon Southway – qui restera pour toujours le berceau de la villa Médicis marseillaise! Comme le dit Emmanuelle, on souhaitait convier des gens dont l’œuvre nous touche. Je me souviens que quand j’ai lu Nicolas pour la première fois, j’étais essoufflée, je m’arrêtais. Je me disais : « c’est pas possible, comment peut-on écrire comme ça ? » J’ai vraiment été transcendée. Mais au-delà du style, dans chacun de nos choix il y a la question de savoir quel regard les écrivains peuvent porter sur Marseille ? Alors que Nicolas n’est pas du tout de ce coin-là, je pressentais qu’il aurait une façon de regarder cette ville comme il se doit, si j’ose dire. Et je ne me suis pas trompée, je pense.
Clara : Nicolas, qu’est-ce qui vous a séduit dans leur proposition ?
Nicolas : Marseille ! Je connais un peu la ville pour y avoir passé pas mal de temps en 2022. Pour le dire très franchement : au départ, ce qui m’a attiré, c’était moins une proposition artistique qu’une opportunité géographique et climatique. J’étais un peu en panne. L’intérêt d’une résidence est de ne pas avoir à porter les contingences de la vie quotidienne sur son dos comme un escargot, comme on le fait dans la vie habituellement. On n’est pas chez soi. On est réduit à peu de choses. On a les livres qu’on a pris dans un sac et les vêtements qu’on a dans sa valise. C’est une petite voilure qui libère de l’espace mental et du temps de travail. Donc, je savais qu’ici, je n’aurais que ça à faire. Et que, étant ici, je n’aurai plus d’excuse pour ne pas le faire. Et puis, que la lumière qu’il y a ici serait un adjuvant dans cette tentative d’écriture. Je suis très sensible à l’environnement, au climat, aux gens, etc. Je pense que ce sont de bonnes dispositions pour me remettre au boulot. Au Pavillon, c’est bien, j’ai une chambre, quinze livres, deux tee-shirts, trois chemises. Je n’ai que ça à faire de mes journées.
Clara : Vous avez donc été productif ?
Nicolas : Le truc, c’est ça : est-ce que ça allait marcher ? Oui, ça a marché ! En fait, les gens qui n’écrivent pas pensent toujours que l’écriture est une question d’inspiration. Mais pas du tout. L’écriture est une question de disponibilité et de discipline. Il faut se mettre dans des conditions et organiser un dispositif qui fait qu’on va écrire plutôt que pas. Et ici, ça m’a facilité la tâche. Je me suis levé tôt. J’ai écrit avant que les gens arrivent le matin. Il y avait le jardin. J’ai organisé mes journées et mon rythme en fonction de ça exclusivement. Ça m’a remis le pied à l’étrier. Alors après, il s’avère qu’en étant plus attentif à ce qui se fait au Pavillon Southway, je me suis bien rendu compte des coïncidences, des accointances, des correspondances entre nos efforts respectifs ; et notamment, le concept dont parle Emmanuelle de haute et basse culture. L’hybridation entre les démarches nobles et les démarches vulgaires, au sens étymologique du terme.
Emmanuelle : Trouver du beau dans le vulgaire.
Clara : Ce sont les connexions que vous relevez dans vos travaux respectifs ?
Nicolas : Oui, il y a ça dans les travaux d’Emmanuelle, dans l’ambition du Southway Studio. Et il y a ça, très fort, dans cette ville aussi. Le très populaire jouxte le très patricien ici. Alors, vous me direz « toutes les villes », mais dans certaines, c’est plus évident.
Emmanuelle : En lisant Nicolas, j’ai profondément été marquée par les références – il peut autant parler du foot que de grandes références historiques. Il fait sans arrêt ces allers-retours. Dans « Leurs enfants après eux », je me souviens d’avoir lu les références à Street Fighter que toi, Clara, tu as vu dans notre performance. Aujourd’hui, dans le paysage littéraire, je ne vois que lui avec cette dimension presque américaine. Nicolas amène une respiration à l’histoire de la littérature. Et Marseille, c’est aussi une respiration. Donc, il va poser un regard qui sera différent. Un regard important pour l’ambition de la ville.
Nicolas : Ici, il y a une expo sur les hommages à l’OM dans l’esthétique funéraire marseillaise. C’est un exemple de sujet qui me fascine complétement. Comment montrer dans des objets a priori ignobles – c’est-à-dire sans noblesse, voire un peu kitsch ou même beauf – ce qu’il y a de grandeur dedans ?
Emmanuelle : C’est ce que tu fais tout le temps. Quand tu fais des descriptions, ce sont des peintures.
Nicolas: On peut regarder une fête foraine comme si on était Mantegna.
Emmanuelle : Oui, c’est une fresque.
Nicolas : Dans les vies modestes et les choses qui, a priori, sont très prosaïques, se cachent des trésors de noblesse et de grandeur. Pour peu qu’on regarde ça comme il faut, on peut le faire remonter à la surface. Alors effectivement, pour moi, cette manière de regarder les choses passe beaucoup par l’Amérique.
Clara : C’est-à-dire ?
Nicolas : On m’a inscrit dans une généalogie naturaliste française et en fait, je dois plus à Steinbeck qu’à Zola. Pour le dire vite.
Emmanuelle : Mais tu es à un croisement quand même. C’est ce qui est atypique.
Nicolas : Oui, mais… Moi, je dois plus à Springsteen qu’à Proust. Ou même à la série « Les Soprano ». En tout cas, l’Amérique a une manière de faire ça qui a pesé plus lourd.
Emmanuelle : Avec Lisa, on est allées voir une lecture de Nicolas à Vitrolles. Et toute la dimension de son travail liée à la désindustrialisation et à la post-modernité fait vraiment écho à l’histoire de la ville de Marseille. Parce que nous avons eu une catastrophe à la fin de la colonisation et de la désindustrialisation du port.
Nicolas : Il y a la désindustrialisation, mais, plus largement, je m’intéresse à comment l’économie traverse les corps. L’économie, ce n’est pas quelque chose d’abstrait. Ni quelque chose qui se décide dans un ciel conceptuel et qui distribue des richesses comme ça. L’économie rentre dans les vies, modifie les corps, écourte des existences, les change, etc. Ça passe à travers le corps social et le corps tout court. C’est un sujet qui me passionne et, à Marseille, cette vision des choses marche particulièrement bien.
Lisa : Je pense que Nicolas a une façon de regarder ce qui est rêche que je ne trouve pas ailleurs. Il me disait, l’autre jour, en plaisantant : « Tu sais bien que je suis un écrivain du réel. » C’est vrai évidemment, mais il est presque plus un écrivain du rêche. Et Marseille est rêche, en fait. Là où se trouve le Pavillon, jadis, c’était une grande avenue avec de très belles bâtisses et de grandes familles. Mais Marseille, c’est aussi une ville qui souffre d’immenses disparités, avec notamment le quartier le plus pauvre d’Europe. Et c’est ce qui rend Marseille intéressante. D’ailleurs, les quartiers qui se gentrifient comme le 7e arrondissement et qui ressemblent de plus en plus au 10e de Paris, me tendent.
Emmanuelle : Nicolas, je crois que tu es souvent allé à l’Escale Borély pendant ton séjour.
Nicolas : Oui, j’adore cet endroit…
Emmanuelle : Il adore l’Escale Borély ! Moi aussi, ce lieu est un vrai patrimoine marseillais d’architecture post-moderne. Ça a été extrêmement critiqué à Marseille. Mais c’est le décorum de cette génération qui fantasme l’Amérique. Et que tu sois allé t’ancrer dans ce décor, c’est génial. Je suis obsédée par cette dimension de post-modernité dans ton travail.
Nicolas : Ce n’était pas pensé, mais c’est un endroit dans lequel je me trouvais bien. Ce décor me plaisait. Mais soyons clair, je ne suis pas venu pour faire de Marseille mon objet. Je ne choisis pas mes objets, ce sont eux qui me choisissent.
Lisa : Mais ça peut te nourrir.
Nicolas : Oui, je savais que la ville m’affecterait. Avec une certaine qualité de lumière, ses paysages, cette grande jouissance qui est de faire du scooter au bord de l’eau, un certain battement, une pulsation, un stress aussi – l’idée qu’on ne klaxonne pas dans les rues n’est pas encore arrivée ici, comme les oiseaux dans les arbres, c’est un mode de communication. J’espère que tout cela m’affecte dans le bon sens.
Emmanuelle : Est-ce que le rapport social des gens te plait ici ? Ce frottement, ce rapport un peu musclé qu’on peut avoir.
Nicolas : J’aime beaucoup et je trouve qu’il y a un type d’accessibilité et de chaleur qu’il n’y a pas dans l’est par exemple. Chaque serveur dans un restaurant ou dans un bar est susceptible de devenir votre ami dans la demi-heure. Ce qui n’est pas du tout le cas chez moi. Mais j’aime ça aussi parce que je suis passager clandestin. Je ne profite que des aspects qui me conviennent. Après, je repars. Je n’ai pas à subir d’autres choses pénibles au quotidien. Je ne peux pas non plus faire semblant de connaitre très à fond la ville et d’en avoir percé le secret.
Clara : Lisa et Emmanuelle vous ont invité à écrire une « lettre à Marseille ». Était-ce une forme de restitution ?
Emmanuelle : Il faut la voir plus comme un souvenir du passage des écrivains dans la ville, n’est-ce pas Lisa ? C’était hyper important pour nous qu’il y ait une trace. C’est génial d’inviter un auteur à avoir une gratuité de temps. C’est l’intérêt d’une résidence, comme le disait Nicolas.
Nicolas : Je n’ai pas fait la villa Médicis, mais j’ai fait la villa Albertine qui est l’équivalent aux États-Unis. Il n’y a pas d’exigence de rendu. Quand on fait venir des artistes, des auteurs, des intellos dans une résidence, il y a deux idées : eux vont se trouver stimuler dans leur travail, et puis, il y a une ambition derrière de soft power. En faisant venir des gens, on fait circuler des idées, on défend des causes, on promeut des visions.
Emmanuelle : Dans le travail de Nicolas, il n’y a aucune idéologie. Il y a une méthodologie du regard direct. J’ai l’impression que tu es toujours traversé par les choses.
Nicolas : J’essaie de rendre le monde de telle façon que les gens puissent s’y balader comme dans le monde réel. C’est-à-dire que l’univers du livre donne à penser et qu’il n’impose pas trop son propre mode d’emploi tout fait. J’y réussis de manière imparfaite, mais c’est l’idée.
Clara : C’est effectivement très américain comme façon d’écrire.
Emmanuelle : Oui, totalement. En l’observant travailler, on s’aperçoit qu’il est tout le temps traversé par ce qu’il y a autour.
Nicolas : L’écriture, c’est beaucoup plus physique qu’intellectuel, je trouve. Je ne me dis pas : « Tiens, mes idées sont importantes et je vais les transmettre ».
Clara : Pourtant l’écriture d’un roman demande une construction ?
Nicolas : Le roman est le résultat d’un travail qui part de l’écriture. Au départ, l’écriture, c’est : comment on se laisse traverser par des sensations. On a une mémoire qu’on essaie de restituer en la complétant avec de l’imaginaire. Comment on se met dans une situation de tension nerveuse pour produire du texte. Quand j’écris, je suis comme un sportif. Je cherche un point de forme, qui fait que ça va bien écrire plutôt que mal. Et puis après, effectivement, composer un roman, c’est se poser plein de questions en dehors qui sont de structure, d’enjeux, de dramaturgie, de composition, etc. Mais l’écriture… Pourquoi, ça pisse du texte plutôt que pas ? C’est une affaire physique.
Lisa : Tout à l’heure je disais que quand je t’avais lu pour la première fois, j’étais essoufflée. Il y a d’autres auteurs qui m’ont fait cet effet depuis, mais pas beaucoup. Je me demandais si toi, justement, quand tu écris, tu es essoufflé ?
Nicolas : En tous cas, j’essaie d’être dans des logiques de flux, on va dire. Ça peut être de la respiration et donc éventuellement de l’essoufflement. Des logiques de flux, de rythme, il faut que ce qui traverse ça produise du texte. Et après, une fois qu’on a arraché de la matière au vide, on peut retravailler tout ça. Mais le matin, quand je suis devant ma table, je réfléchis assez peu. J’essaie juste de pousser mon effort. Je ne fais pas le distinguo corps et esprit. Ce que je veux dire, c’est que je ne suis pas méta.
Emmanuelle : C’est exactement ce que j’ai beaucoup aimé en te voyant travailler. Il n’y a pas de grand dessein avec un plan préalable. Et c’est pour ça qu’il y a autant de réalité dans ton travail. Tu regardes, tu es pris, tu transformes. Tu restes tout le temps auprès de la vérité.
Clara : Est-ce que la promiscuité avec les œuvres d’art exposées au Pavillon Southway vous a influencé ?
Nicolas : Je ne peux pas dire ça comme ça. C’est juste une vie propice. Effectivement, c’est mieux d’être dans un endroit entouré d’œuvres d’art plutôt que dans une grotte. Mais être exposé à de la beauté n’affecte pas de manière décisive mon travail. Il faut construire une petite machine faite d’horaires, de décisions, d’hygiène, de rencontres… pour que se produise du texte.
Clara : Emmanuelle, est-ce pareil dans la production des sculptures ?
Emmanuelle : Totalement. Je vois la discipline de Nicolas quand il travaille, c’est exactement la même chose que quand on fait des projets de sculptures. Tu as de très bonnes idées, mais ce qui marche, c’est quand tu t’es couché tôt, que tu as une structuration, le temps de produire. La discipline de création, c’est ce qui fait le travail de long terme.
Nicolas : Oui, et l’entêtement, l‘obstination. On est sans cesse confronté très très directement à sa propre nullité. Ce n’est quand même pas ouf ce qu’on fait. Donc, il faut insister. C’est un travail de bête de somme. La dernière phrase de mon premier bouquin, c’était : « Elle persévère. » Je l’avais mise comme un repère pour me rappeler ce que j’avais appris en écrivant ce livre : il fallait être dur au mal et tenir. C’est à soi de creuser son sillon.
Emmanuelle : C’est une course de fond.
Nicolas : Absolument, ce qui rejoint complètement mon éthique politique aussi. Je suis très admiratif des gens qui sont durs au mal.
Emmanuelle : C’est hyper moderne. Comme la lecture de Nicolas à Vitrolles sur le thème du travail. C’était très beau. Il avait mis en miroir un texte de Robert Lihnart. Une description du travail et de la lenteur du travail. Et la beauté de l’usine que tu décris presque comme des sculptures.
Nicolas : Que les lieux de travail aient un caractère esthétique et que des endroits qui a priori ne sont pas voués à être beaux le soient parce qu’il se passe des belles choses, c’est très important. Ça va des hauts fourneaux rouillés de Heillange, à la chambre du Kyriad quand Christophe et Hélène se retrouvent dans « Connemara ». C’est dans une ZAC pourrie entre un Saint Maclous et un Buffalo Grill. C’est là où les gens se récompensent des peines qu’ils ont la semaine en claquant leur pognon dans des endroits dits de la « France moche » et moi, je trouve ça très beau, au contraire. Parce que c’est là qu’une grande partie de la population rêve. C’est dans des King Jouets que les enfants ont les yeux qui brillent, faut pas l’oublier ça. Ce sont des choses à raconter, il me semble.
Emmanuelle : Je suis tellement d’accord. Quand tu regardes la poésie de ces zones industrielles… À Marseille, il y en a partout. Et à l’Escale Borély, on retrouve cette architecture du fantasme américain des années 80 qui a été le modèle de la zone industrielle.
Lisa : D’une certaine façon, les mettre sur le papier, c’est une forme de résistance. En ce moment, il y a un projet de loi dont l’objectif est « la zéro artificialisation nette », soutenu par des lobbyistes qui décrivent l’artificialisation des sols comme la fin du monde. Si on les écoute, Plan de Campagne par exemple n’existerait plus. Pour eux, c’est Satan. Sans se rendre compte que c’est la vie de gens qui, le week-end, viennent se détendre de la semaine qu’ils ont passée.
Emmanuelle : Tu vois, d’ailleurs, ce week-end, je suis allée à Plan de Campagne pour regarder un rassemblement de tuning. C’était blindé, avec beaucoup de jeunes. Ça m’a vraiment fait penser à la France que tu décris, Nicolas. Parce qu’il y a plein de passages dans les « Enfants après eux »– quand tu parles de la moto notamment – qui montrent ce rapport à la bécane, à l’objet du quotidien ancré dans ces endroits-là.
Nicolas : En fait, raconter ces histoires est une manière de défendre la dignité de certains modes de vie qui sont méprisés. C’est un petit projet politique. Je viens de ce monde-là, je comprends qu’on ait envie d’avoir un pavillon, de faire des barbecues et d’aller au Buffalo Grill. Ça ne me dépasse pas. Je trouve que ça a son charme, je le fais moi-même. Aller bouffer des moules chez Léon, ça me plait. Mais on s’éloigne un peu de Marseille.
Emmanuelle : Non, tu rigoles ! C’est une ville qui est très étalée avec 111 noyaux villageois. Tout le monde a ce rapport à la zone commerciale industrielle. Il y en a dans plusieurs endroits de la ville. Nous n’avons pas de rapport à l’hyper centre, notre culture est très périurbaine.
Nicolas : Quand on voit des photos d’Eggleston montrant des diners pourris, des échangeurs d’autoroutes, des parkings ou des supermarchés, ça semble évident que c’est beau quand il s’agit des États-Unis. Mais il faut pouvoir regarder nos propres lieux de cette manière-là.
Clara : J’ai relevé une citation sur votre page Wikipédia (je triche un peu, mais elle est reprise très souvent). Vous disiez : « Ne plus écrire pour m’arracher à mon monde, mais pour le raconter de l’intérieur ». Avez-vous réussi à appliquer cette démarche en écrivant votre lettre à Marseille ?
Nicolas : La première phrase de ma lettre à Marseille est : « Je ne connais pas Marseille. » C’est un aveu d’impuissance. Il y a des choses dont je suis capable, et d’autres pas. Comme la fameuse phrase d’Hemingway : « Write what you know ». Grosso modo, tout ce qu’il s’est passé entre 0 et 12 ans, c’est ce qu’on connait. Et après, c’est plus compliqué. Donc Marseille, je ne la connais pas en profondeur. Le texte raconte ça. Qu’est-ce que nous fait un lieu qu’on ne connait pas ? De quelle manière nous affecte-t-il ? Et qu’est-ce qu’on y trouve, en essayant, quand même, de dépasser l’émerveillement du touriste. Dans tous mes bouquins, je suis très sensible à ce que j’appelle le climat. Qu’est-ce que le climat ? Ce n’est pas du tout une donnée météorologique. Le climat serait un agencement de différentes choses qui affectent votre appareil perceptif. La couleur du ciel, une certaine qualité de lumière, des odeurs, des bruits, des façons de se déplacer dans l’espace, des attitudes, des goûts, des rumeurs… Tout ça, ce petit agencement-là – petit, mais dans lequel on est pris – forme un climat par lequel votre corps est affecté. Et comment rendre ça dans un texte ? Non seulement pour le sauver de la disparition – parce que c’est très fugitif – et en même temps, pour pouvoir le partager. Voilà, c’est une petite tentative de rendre ça : qu’est-ce que c’est mon corps dans Marseille ?